La Faiblesse du Vrai

Référence : La faiblesse du vrai, de Myriam Revault d’Allonnes

Le vrai

Une proposition est dite vraie lorsqu’elle est garantie par sa conformité à ce qui est. Nietzsche, Marx et Freud ont remis en question de grandes problématiques soutenant le vrai, mais pas la notion de vrai elle-même. “Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations.” Nietzsche (autrement dit, les faits brut ne suffisent pas).

Post vérité

Selon la post-vérité, les faits objectifs ont moins d’importance que leur appréhension subjective. Les émotions, manipulables, priment sur la réalité. La post vérité implique le post factuel : démêler le vrai du faux devient secondaire, l’interprétation (manipulée) prioritaire. (NB : “manipulation” au sens large).

Le “post-” lui-même est très à la mode. Dans la pratique, son usage traduit une sorte de rupture plus que la notion de “ce qui vient après”. L’idée est que le “post-” relègue la notion qu’il précède (ici “vérité”) au second plan, son interprétation devenant plus importante.

En politique

L’expression “machiavélisme” traduit l’usage du mensonge et de la manipulation dans l’exercice du pouvoir. La notion de post-vérité est fortement liée à la confrontation entre élitisme (par “ceux qui savent”) et populisme (par le peuple). Le concept de post vérité ramène au devant de la scène l’idée de manipuler les faits, de retoucher l’Histoire pour la faire concorder avec le message transmis.

Ainsi, “politique” et “post vérité” consiste à appuyer son message sur le ressenti, les émotions, et faire disparaître les faits.

L’évolution

La prolifération des “post-” est présentée comme une rupture avec le “siècle des Progrès” et une remise en question et une extrême incertitude sur l’avenir.

D’après un article paru dans Le Monde le 2 novembre 2016, les français ne croient plus en la démocratie, et un tiers serait même prêt à accepter d’être gouverné par une élite technocratique.

La notion de “post-politique” renvoie à la perte de substance des démocraties occidentales, dans la mesure où elles ne jouent plus leur rôle en ordonnant les antagonismes pour leur permettre de s’exprimer. Face à cela, deux réactions. D’une part les mouvements progressistes, visant l’homme et la société améliorée. D’autre part les mouvements populistes, cherchant à restaurer la démocratie au sens premier. L’un comme l’autre reconnaissent néanmoins une rupture nette avec l’état précédent de notre société.

Les circonstances

Le changement s’est opéré avec l’apparition de nuances, dans la vérité : vérité édulcorée, maniée avec parcimonie, aménagée, niée,… La frontière entre vrai et faux est devenue floue, entraînant la défiance.

Ce phénomène de brouillage a été amplifié par la puissance des réseaux sociaux, capable de diffuser demis vérités, comme fiction, et de leur permettre de toucher une audience sans précédent. La notion même de fait est ébranlée, avec des concepts comme les faits alternatifs… À partir du moment où une information devient virale, sans que sa véracité n’ait été établie, sans qu’on ait démêlé le vrai du faux, on peut parler post-vérité, car seule la réaction à cette information continue d’avoir de la valeur.

Le fait de communiquer des informations mensongères n’est pas un phénomène récent. Ce qui est réellement nouveau, c’est le désintérêt pour les faits réels, et la vitesse de propagation des informations sur les réseaux sociaux.

Relation entre politique et vérité aux origines

Le premier exemple à remonter est celui de Socrate, accusé à tort, mais préférant mourir pour la vérité. Platon, qui nous a rapporté le récit, a ensuite cherché un idéal politique, où un roi-philosophe guiderait le peuple de par sa maîtrise du Bien. Dans son récit sur la République, la figure s’effacerait ensuite en laissant la société poursuivre son idéal. Les grecs, notamment Aristote, ont ainsi identifié trois oppositions.

  • Entre pouvoir et savoir : les grecs avaient utilisé leur mythologie pour justifier les classes sociales. Si on extrapole la république de Socrate, on aboutit également au concept de”startup nation”: Socrate suggère que la gestion des affaires privées et publiques est identique. Aristote prévient tout de même que la gestion d’une famille (avec les enfants), n’est pas de même nature que celle d’un pays (constituée de citoyens égaux).
  • Entre opinion et vérité (la dóxa) : dans la conception grec, l’opinion est à la fois l’image renvoyée, et la façon dont elle est perçue. Platon distingue la vérité absolue, l’opinion “droite”, et l’opinion pathologique, totalement éloignée de la vérité. Platon identifie l’opinion comme étant une altération du savoir, ou de la vérité. Par conséquent, aujourd’hui, le terme “doxa” revêt une dimension péjorative, comme étant une opinion basée sur une connaissance imparfaite. En matière politique, on ne dispose pas toujours de l’entière vérité, et Aristote introduit la notion de probable, sur la base de laquelle peuvent avoir lieu les discussions.
  • Entre le langage politique et la rhétorique : le langage est le véhicule de l’opinion, et la rhétorique est la remise en question de l’opinion énoncée, dans une démarche (philosophique) de recherche de la vérité. Toutefois, la rhétorique peut être utilisée, au contraire, pour faire triompher une idée au mépris de la vérité (démarche utilisée de facto par les sophistes, vu qu’ils cherchent successivement à défendre une position et son opposée). Socrate insiste sur la vraisemblance, dans la mesure où une vérité vraisemblable aura plus de chance d’être acceptée; mais là encore, une vérité n’est pas forcément vraisemblable, et un mensonge peut être vraisemblable. C’est donc la qualité de l’orateur qui fera la différence, à condition qu’il défende la vérité.

Les sophistes manient la rhétorique, avec passion, pour juger du vrai et du faux. Contrairement à eux, Aristote suggère de ne pas jouer sur les passions, outil de persuasion trop pratique pour entraîner le public dans la direction voulue. Selon Aristote, le langage politique est rhétorique par essence, car il vise à convaincre du vraisemblable, et c’est à l’auditoire de faire preuve de discernement dans son jugement.

À partir du moment où s’intéresser à des faits, c’est déjà les passer au filtre de nos opinions, renier le caractère subjectif, c’est renier l’humanité. Si le débat de Platon et Socrate dénonce les conséquences de la politique, ils ne le considèrent pas non plus comme mauvais. Finalement, l’important est, d’une part d’être conscient des limites du débat politique, mais aussi d’être attentif à ne pas les franchir soi-même, c’est-à-dire à traiter les opinions comme telles, et non comme un rapport neutre des faits.

Machiavélique

Le nom de Machiavel a traduit l’irruption du Mal dans la politique, au travers de la manipulation et de l’usage du faux, mais aussi la distance entre un maître tout puissant et ses sujets démunis et impuissants.

L’émergence du concept est associée à la séparation de la dimension spirituelle de la dimension matérielle - du changement de paradigme entre le bien vivre en communauté des grecs à l’individualisme moderne - où le Mal est venu s’incarner en la personne de Machiavel. La question n’est plus le “comment” vivre en communauté, mais “pourquoi” devrions-nous vivre en communauté.

L’auteur attribue au christianisme du moyen-âge un affaiblissement des populations, pouvant être tyrannisée, car privilégiant le salut de l’âme au bien être terrestre. Machiavel aurait donc bousculé cet état de fait en brisant l’emprise de la pensée chrétienne. D’un autre côté, vouloir recréer sur Terre le monde parfait de la Jérusalem céleste nous amène à la démarche de Savonarole, c’est-à-dire une tyrannie.

Machiavel introduit aussi l’importance de la posture de l’homme politique dans la communication. Il parle notamment de l’usage de la ruse. La posture va donc servir à manipuler le public pour le faire adhérer à son idée. Plus l’orateur touche de monde, plus son idée aura d’écho, plus elle deviendra vraisemblable. Bien entendu, le poids apporté à l’idée reste le fait de l’auditeur, et de son opinion.

Politique et vérité

Dans le monde de la politique, on distingue de base deux types de vérités, suivant qu’elle découle de la faculté de raisonner ou qu’elle procède des opinions.

La vérité au sens de la politique étant déjà affaire de jugement et d’opinion, elle va potentiellement diverger de la vérité de fait. Celle-ci fait référence aux faits passés engendrés par des individus (la manipulation de “Vérité” - vérité rationnelle - a également existé, mais reste attachée à des cas extrêmes). À l’air de la post-vérité, les vérités dérangeantes ou malvenues sont transformées en opinion, dépouillée de leur évidence factuelle. On peut ensuite les combattre sur la scène politique; les négocier, discuter, voir rejeter.

Les faits sont avérés par les témoins. Les opinions s’appuient sur les faits et ne sont légitimes que s’ils respectent ces derniers. Or, lorsque les témoins ne sont pas en mesure de qualifier les faits, leur véracité n’est plus protégée, et la porte est ouverte à leur manipulation, voire leur négation.

À l’opposé de la vérité de fait, crue et potentiellement désagréable, se trouve le mensonge, voulu avenant et vraisemblable, taillé pour plaire. Le mensonge procède de l’imagination (concevoir quelque chose qui n’existe pas, création d’une réalité alternative) et de l’action (donner corps au fait imaginaire, transformer le fait pour l’amener à celui imaginé). Donner vie à l’imaginaire fait partie de la liberté de chacun. Mentir consiste donc à détourner cette liberté. Mais proclamer les faits consiste également à faire usage de sa liberté d’expression. Lorsque le mensonge se généralise, alors la politique est dénaturée. Il faut alors réaffirmer les vérités, restaurer l’expression de l’opinion, et initier un nouveau cercle vertueux, quitte à s’appuyer sur la dissidence pour forcer le système en place.

“L’effacement de la frontière entre le vrai et le faux entraîne la disparition du monde commun, de l’espace qui permet le partage des expériences.”

À ce jour, la quantité d’informations affluant, au lieu de nous aider à nous construire une opinion objective, tend à nous enfermer encore plus dans notre opinion préalable. Et à l’échelle de la nation, cette espèce de nivellement naturel, sur un “juste milieu”, qu’Aristote évoquait semble inopérant.

Selon Hannah Arendt, l’idéologie est une pensée, partagée par un groupe, ayant la particularité de s’être construit sa propre réalité sur un prémisse, et va ensuite ignorer les faits à venir, susceptible de contredire l’idéologie.

Michel Foucault a introduit le concept de régime de vérité, sur laquelle l’État s’appuie pour se justifier. Il a ensuite identifié 5 déclinaisons de ce concept, depuis le XVIIe siècle :

  1. la raison d’État (rationalité de l’action gouvernementale;
  2. le fait de se baser sur la connaissance de processus économiques, démographiques, sur la production de richesse, ou le travail, comme au XVIIIe siècle;
  3. la suivante est en fait une extension de la précédente, avec l’idée de centraliser le pouvoir sur les experts, comme l’ont proposé des gens comme Saint Simon, au XIXe siècle;
  4. après cela est arrivée l’idée que n’importe qui pourrait gouverner (l’extrême inverse), avec le marxisme, au début du XXe siècle (ou fin du XIXe?);
  5. enfin est arrivé le principe de Soljenitsyne, selon lequel la vérité s’impose de par son évidence (la publication de Foucault date de 1980).

Cependant, Foucault insiste sur le fait que la vérité en politique n’est pas factuelle, mais subjective (jugement, opinion). Donc même la dernière déclinaison, malgré ses promesses, échoue à rendre compte de la vérité.

La parrêsia (le “dire vrai”) et le cynisme (se dépouiller, voir critiquer, le superflu) sont deux moyens de ramener à la vérité, en s’opposant à l’affirmation d’opinions idéologiques. À noter cependant que, comme vu précédemment, l’expression même est forcément subjective, donc le “dire vrai” lui-même ne peut y échapper.

Au final, une bonne mesure serait encore de revenir à une “vraie” démocratie, dans le sens où le plus grand nombre serait partie prenante de la vie politique, et non une élite.

Fiction et Pouvoir faire

“Fiction” vient du latin “fingere”, qui signifie “modeler”, “créer”, “imaginer”, mais aussi “faire”. La fiction peu servir à présenter une vérité une vérité altérée, voir à en façonner une nouvelle. Même si la fiction permet de manipuler ou recréer la vérité, quitte à recréer un monde aux règles différentes, où cette vérité fictive devient crédible, elle peut (et doit) servir à faire rêver, donc être utilisée sur le registre de l’esthétique. La fiction, c’est inventer, c’est-à-dire découvrir et créer.

Là où politique et fiction se rejoignent, c’est dans l’exploration de la vérité, mais la politique l’utilise normalement pour émettre des opinions, là où l’acte créatif de la fiction cherche à repousser les limites du vraisemblable. Et la confusion survient quand la politique se met à manipuler le vraisemblable pour susciter le même registre d’émotions que la fiction.

Ce qui ne facilite pas l’exercice, c’est que les êtres humains jouent de l’imaginaire depuis la nuit des temps, pour bâtir le récit des cultures, ou pour se projeter dans leur avenir, établir des plans, etc. De plus, c’est l’imagination qui permet d’explorer des réalités alternatives, comme au travers d’utopies dans lesquelles on imagine un monde “parfait”, sous des angles particuliers. Une sorte de terrain d’expérimentation pour voir ce qui peut être fait dans le vrai. Mais si l’imagination permet d’explorer des pistes, elle ne doit pas être vue comme réalisable (une utopie reste une utopie).

L’exemple du roman d’Orwell nous montre d’une part que le contrôle des esprits se fait par le contrôle de la vérité, mais aussi que la dystopie est également le revers de l’utopie, l’autre point de vue sur un même monde, utopique d’un certain point de vue, mais dystopique d’un autre point de vue, car si le contrôle total est censé garantir une vie de paradis, la réalité est que le peuple vit un enfer.

L’un des problèmes soulevés par la post-vérité est que n’importe quel discours, quel qu’en soit l’origine, ne peut être suspecté a priori. Orwell présente un “néolangage”, dans son roman, simplifié à outrance, pour gommer toutes les nuances pouvant constituer des opinions divergentes de la pensée unique. De nos jours, on voit l’émergence d’une sorte de “en même temps” forçant les gens à admettre la coexistence de deux faits contradictoires, pour ensuite n’en maintenir que celle favorable, même si elle était fausse. Orwell présente ce monde privé de vérité, un monde où l’humanité serait en cours d’effacement.

Pour y remédier, George Orwell suggère de revenir au sens commun, ou à la décence ordinaire. L’effort doit être fourni pour retrouver les faits, les analyser, et les qualifier justement, avec précision, par les bons mots. La démarche scientifique doit être exploitée pour analyser les faits, mais ça reste à la politique de prendre les décisions. D’autre part, il faut connaître les outils scientifiques pour pouvoir les comprendre. Concrètement, revenir aux faits, et les comprendre, et ne pas se baser sur un jugement postérieur. Il faut ensuite ouvrir le champ à un vrai débat d’idées et d’opinions divergentes, en restant conscient que les choix validés reflèteront un consensus sur les idées, une interprétation des faits, mais pas les faits eux-mêmes.

Présenté autrement, la post-vérité consiste à donner en pâture des opinions prémâchées, présentées comme les faits, afin d’orienter le groupe ciblé. Cependant, les faits sont là, toujours accessibles. Il faut donc les rechercher, et faire notre propre démarche d’analyse et ouvrir un vrai débat fondé sur les faits, l’exercice du doute, de l’esprit critique et de l’incertitude. Il nous faut donc aussi commencer par nous former à l’exercice critique, et nous ouvrir l’esprit au débat.