À propos de l’auteur
Clayton Magleby Christensen (1952-2020) était un professeur américain, consultant en entreprise et théoricien du management. Formé en économie, et détenteur d’un doctorat en administration des affaires, il était considéré comme l’un des penseurs en management les plus influents du XXIe siècle.
C.M. Christensen est mondialement reconnu comme l’inventeur de la théorie de l’innovation disruptive (disruptive innovation), introduite dans son ouvrage phare, The Innovator’s Dilemma, en 1997. Ce concept explique pourquoi des entreprises établies et performantes peuvent échouer face à des innovations initialement inférieures mais plus accessibles.
Malgré son départ prématuré en janvier 2020, l’héritage de C.M. Christensen reste central dans la stratégie d’entreprise moderne, influençant des leaders comme ceux d’Apple, Intel ou Netflix.
Une nouvelle technologie … en rupture
Lorsqu’une nouvelle technologie fait son apparition dans le paysage, il y a deux cas : soit elle sera en support des besoins de l’entreprise pour se développer sur son marché, soit elle sera en rupture.
Les technologies de rupture se comportent radicalement différemment des technologies de support.
- Une technologie de rupture ne répondra absolument pas aux besoins des clients et utilisateurs, là où d’autres technologies vont supporter le positionnement de l’entreprise sur son marché.
- Ce qui fait les points forts des technologies de rupture sont perçus comme des faiblesses sur le marché où les technologies de support vont réussir.
- Une technologie de rupture n’aura pas de marché dédié à son arrivée. Il faudra trouver des clients qui sont spécifiquement intéressés par les qualité de ces technologies.
Dans ces conditions, dur pour une entreprise établie d’appréhender la technologie de rupture, car elle est en totale opposition avec la démarche classique.
- Pas de marché à explorer, il n’existe pas encore …
- Même s’il a déjà émergé, ce marché sera trop petit pour satisfaire une grande entreprise … Il poura même être imperceptible.
- Explorer un nouveau marché nécessite d’expérimenter, d’échouer, d’apprendre, de pivoter rapidement … Tout ce dont une grande entreprise n’est plus capable.
Finalement, une technologie de rupture nécessite une stratégie, une organisation, des processus et un système de valeur radicalement différents. Suivant les circonstances dans lesquelles l’entreprise se lance sur cette technologie, elle devra à minima monter une équipe suffisamment autonome pour ne pas être affectée par les valeurs et processus de l’entreprise, soit carrément créer une filiale dédiée et indépendante.
Le dilemme
Des entreprises bien gérées, attentives à leurs clients les plus importants, et capables d’investir rapidement et efficacement dans les nouvelles technologies, peuvent malgré tout se retrouver à manquer un virage et perdre leur avantage compétitif. Et même lorsqu’une entreprise bien établie négocie le virage, cela ne l’empêchera pas d’être doublée par de nouveaux arrivants (exemple d’Apple pour les ordinateurs personnels).
« Pourquoi est-il si dur d’entretenir le succès? » « Est-il réellement impossible de prédire l’innovation, comme les données le suggèrent? »
Être attentif à ses clients, ou savoir investir dans les nouvelles technologies, ne sont que deux stratégies parmi un panel bien plus vaste. Et le choix de stratégie ne sera pas le même suivant les situations. Il sera donc nécessaire de s’adapter aux circonstances, et d’autant plus vite que l’entreprise évolue sur un marché volatile (comme dans les technologies de l’information).
- Sur le plan stratégique, il y a une nette différence entre technologie de support et technologie de rupture. Là où les technologies de support sont des solutions établies, capable de renforcer des produits tout autant établies sur le marché, les technologies de rupture apportent un changement nette dans la façon de concevoir ses produits, de répondre aux attentes du marché. Ces technologies supportent en général des produits nouveaux, plus simples, et moins chers : ils apportent une offre radicalement différente sur le marché.
- La cadence du progrès technologique surpasse les attentes du marché, ce qui fait qu’une technologie n’est pertinente qu’à un moment donné, selon des conditions particulières. Avant, cette technologie paraîtra inutile et passera sous les radars. Après, elle emmènera les entreprises qui l’adoptent à aller bien au-delà des attentes des clients et à manquer leur cible.
- L’attrait des investissements dépend fortement des clients et des structures financières, mais tout cela dépend aussi des nouveaux entrants sur le marché.
Les produits en rupture avec le marché sont plus simples et moins chers, ce qui signifie qu’ils créent une marge moins importante. Les technologies de rupture apparaissent d’abord sur de nouveaux marchés ou des marchés insignifiants (voir même, elles créent un nouveau marché). En général, les leaders d’un marché ne peuvent, et ne veulent pas utiliser les technologies de rupture, qui attirent d’ailleurs les clients les moins rentables du marché.
C’est pourquoi les entreprises à l’écoute de leurs clients et traquant les nouveautés susceptibles de générer beaucoup de profits passent à côté des opportunités venant des technologies de rupture.
Remarques :
- Le défi va être d’identifier les technologies susceptibles d’apporter le fameux changement du marché, vu qu’elles sont clairement en dessous des radars, portées par des entreprises qui n’attirent pas encore l’attention, et à l’attention de clients marginaux.
- Une technologie de rupture n’est pas forcément une nouvelle technologie, ou une innovation, mais potentiellement une technologie, outils, etc. utilisée dans un nouveau contexte, un nouveau marché, …
Principes gouvernant les conséquences d’une rupture technologique sur une entreprise
Les ressources de l’entreprise dépendent des clients et des investisseurs. Si une entreprise veut investir sur une technologie de rupture, ses responsables doivent choisir de dédier une équipe au développement d’une solution basée sur cette technologie, pour des clients spécifiquement intéressés par cette technologie.
Marché trop petit pour entreprise trop grosse
Une innovation technologique aboutit souvent à un nouveau marché, forcément petit, et dont les bénéfices potentiels sont trop minces pour qu’une grosse entreprise espère un retour suffisant sur son investissement … et lorsque le marché est – enfin – assez grand, il a perdu tout intérêt.
Difficile d’évaluer un marché qui n’existe pas
Certaines technologies évoluent tellement rapidement qu’il faudrait pouvoir investir avant même d’aboutir à un nouveau marché. L’approche classique d’élaboration de stratégie et planification est alors inopérante, car elle repose sur une étude de marché. C’est précisément le dilemme de l’entrepreneur …
Une solution sera de baser sa planification sur les techniques d’exploration. Remarque : cela rejoint le principe de la démarche de Discovery (approche Produit), qui consiste à itérer sur la base d’échanges réguliers avec les clients.
Les forces d’une grande entreprise dessinent ses faiblesses
Plus une entreprise se développe, plus ses processus et valeurs sont affûtés pour son métier.
Les processus sont les méthodes par lesquels les personnes exploitent les moyens disponibles pour produire de la valeur, tandis que les valeurs (de l’entreprise) sont les critères de décision.
Plus ces processus et valeurs sont affûtés pour son métier, plus il devient difficile pour l’entreprise de s’adapter à un marché nouveau, susceptible de changements brutaux.
Les responsables doivent alors être capables d’analyser les forces et faiblesses de leur organisation pour y remédier.
Le point d’inflexion dans l’adéquation d’une technologie à la demande
Une technologie va d’abord être en dessous, puis au niveau, et enfin au-dessus de la demande. Du côté des clients, nous voyons que la demande dépend d’abord des fonctionnalités, puis de la fiabilité, puis de l’utilité, et enfin du prix.
La demande d’un produit donné commence à décroître lorsque sa technologie dépasse les attentes. À trop vouloir améliorer son produit, l’entreprise surpasse les attentes, ouvrant la voie à de nouvelles solutions, plus adaptées et moins coûteuses pour les clients.
Remarques : c’est ce moment où on se dit que le produit à trop de fonctionnalités et où l’enthousiasme qu’on avait au début s’essouffle. Autre schéma vécu : le produit initial attire les foules, qui deviennent avec le temps captifs d’un écosystème ; l’entreprise n’a alors plus autant d’incitations à entretenir la qualité de son produit et/ou se disperse en fonctionnalités au prix de la qualité des services.
C’est en suivant les habitudes des clients sur l’ensemble du marché que l’entreprise peut anticiper le point de changement.
Il n’existe pas de moyen fiable de deviner à l’avance si une opportunité ou une nouvelle technologie rapportera ou non des bénéfices. Néanmoins, l’entreprise peut accroître ses chances de saisir les opportunités avec une bonne stratégie et une bonne organisation.
L’arrivée d’une nouvelle technologie
Une innovation technologique pourra permettre un renforcement d’un marché existant et profiter aux entreprises établies, ou bien ouvrir la voie pour un marché radicalement différent de l’existant (comme les ordinateurs portables par rapport aux “mainframes”). Un nouveau marché signifie un produit sensiblement différent des autres, avec des composants différents, pour adresser un besoin différent, même s’il s’agit des mêmes familles de produit (e.g. l’exemple des types d’ordinateurs).
Une nouvelle technologie présentant des caractéristiques différentes et des avantages différents des technologies établies va potentiellement correspondre à des besoins différents, et ainsi ouvrir la porte à un nouveau marché. Ces nouvelles technologies peuvent présenter en apparence des inconvénients, par rapport aux technologies établies, mais des avantages par ailleurs (dans l’exemple des mémoires flash “SSD” : certes plus cher à capacité équivalente, mais nettement moins grand pour les nouvelles générations de disque dur). Les nouvelles technologies vont ensuite se développer, conquérir de nouvelles parts de marché, jusqu’à potentiellement concurrencer les technologies établies sur leur propre terrain.
Qu’est-ce qui fait échouer les bonnes entreprises ?
Une entreprise est affectée par les changements de technologie, de structure du marché, de cadre général, et d’intégration verticale. Elle va généralement chercher des évolutions et innovations technologiques qui vont soutenir son développement. La plupart du temps, ces innovations technologiques sont simples et reposent sur des technologies existantes, structurées d’une façon innovante.
Pour une entreprise établie, le problème est que ses clients s’attendent aux qualités que leur apportent les produits de l’entreprise. Celle-ci sera alors freinée par ses clients qui n’ont pas d’intérêt à l’adoption de nouvelles technologies qui ne répondent pas à leurs besoins. Ces clients eux-mêmes ne sont pas intéressés, ou ne voient pas non plus de nouvelle opportunité émerger dans leur propre marché pour être attirés par l’innovation.
Explorer une technologie de rupture nécessite également une véritable démarche d’essai/erreur pour expérimenter les nouvelles opportunités. Cette démarche implique un investissement conséquent pour des bénéfices potentiels (non garantis) à plus long terme, là où une technologie de support permettra à une entreprise établie de tirer des bénéfices plus modestes, mais avec un investissement moindre en temps et en argent (i.e. privilégient le court terme sur le long terme).
Expérimenter et adopter une technologie de rupture nécessite un profil et un ensemble de compétences différentes de celles développées par les entreprises établies, pour arriver au point où elles en sont.
Erreur de stratégie
Suivant les circonstances propres à chaque marché, le changement apporté par la technologie de rupture peut être très rapide – de l’ordre de quelques années – ou plus long – quelques décennies. Cependant, les principes restent les mêmes : les entreprises établies n’anticipent pas leur impact et sont prises de court par les nouvelles entreprises s’appuyant sur ces nouvelles technologies qu’elles n’ont pas vu venir.
Les entreprises établies vont tenter d’adapter la nouvelle technologie à leur marché (pour satisfaire leurs clients), là où de nouvelles entreprises vont chercher un marché taillé sur mesure pour cette nouvelle technologie. Cette seconde stratégie s’avère nettement plus efficace, car elle permet d’exploiter la nouvelle technologie à son plein potentiel.
Une fois établies, les nouvelles entreprises vont développer leur technologie jusqu’à pouvoir conquérir le marché des anciennes entreprises. Pour ces dernières, il est alors bien souvent trop tard pour prendre le virage.
Le verrou de la structure de valeur
Une entreprise sera limitée au développement de produits par son mode de fonctionnement (Remarque : notamment la communication au sein des équipes, cf. Loi de Conway). L’entreprise sera capable d’apporter des évolutions mineures à son produit pour soutenir son développement, mais un changement majeur, entraînant une évolution de sa structure, et par conséquent de l’organisation de l’entreprise, sera nettement plus complexe.
Une autre approche repose sur la notion de structure de valeur (“value network”). Ce concept représente le contexte (ou cadre) dans lequel l’entreprise identifie et répond aux attentes des clients, résout les problèmes, obtient de l’information, réagit à la compétition, s’efforce d’obtenir des bénéfices … Cette structure va conditionner la réponse de l’entreprise à la nouveauté et sa capacité à l’intégrer, de la même façon qu’avec son organisation. Structure de valeur et organisation sont d’ailleurs fortement liées entre eux.
Les produits sont très souvent organisés en hiérarchies, certains devenant les composants d’autres produits, de la même façon que l’organisation est hiérarchique, et de la même façon que la structure de valeur s’est agencée, avec notamment les relations fournisseurs/revendeurs/etc. Cela affecte de même la façon dont l’entreprise mesure la valeur apportée par ses produits (bénéfices et coûts), et donc les bénéfices que pourraient apporter les nouveautés.
De la structure de valeur découle un motif guidant la prise de décision :
- Les technologies de rupture commencent par faire l’objet de prototypes au sein des entreprises établies.
- Les prototypes passent par la validation commerciale, sur la base des clients majeurs de l’entreprise (forcément, les premières réactions manqueront d’enthousiasme).
- Les entreprises donnent le tempo de développement des technologies de soutien (de l’activité), selon les intérêts des clients existants et acquis.
- De nouvelles entreprises se forment (souvent à l’initiative des ingénieurs qui avaient proposé les prototypes, déboutés par les commerciaux et cadres) et les nouveaux marchés sont découverts par essai/erreur.
- Les nouvelles entreprises connaissent une forte croissance, jusqu’à s’établir dans leur nouveau marché.
- La forte croissance des nouvelles entreprises attire les premières entreprises établies, qui arrivent à contretemps sur le nouveau marché. Les produits issus de ce dernier commencent à concurrencer ceux du précédent marché, et les premières entreprises commencent à en souffrir (pouvant aller jusqu’à perdre leur marché).
La structure de valeur agit comme un cadre dans lequel évolue l’entreprise. Lorsqu’une nouvelle technologie émerge, tant qu’elle ne rentre pas dans ce cadre, l’entreprise n’en percevra pas les bénéfices. Une nouvelle entreprise pourra facilement débuter sur cette nouvelle technologie car elle établira sa stratégie et son organisation vis-à-vis du marché ouvert par cette nouvelle technologie, et donc élaborer son cadre sur cette base. Une entreprise établie devrait s’imposer des changements radicaux et coûteux pour intégrer ce nouveau marché. Elle se retrouve donc à ne s’intégrer qu’au moment où la nouvelle technologie entre de plein pied dans son propre marché, c’est-à-dire trop tard.
La structure de valeur et la stratégie sont tellement ancrées dans l’entreprise, que les responsables et les cadres évaluent directement les initiatives par rapport à leur marché actuel. Les expérimentations sur les technologies de rupture ne parviennent même pas à la connaissance de la direction, car elles sont déjà jugées contre-productives au sein même de l’organisation de l’entreprise.
Le marché engendré par la technologie de rupture, lorsqu’elle fait son apparition, offre des marges très limitées et intéresse relativement peu de clients. Dans ces conditions, seules des petites entreprises, avec très peu de processus, de coûts d’organisation et une grande souplesse d’organisation peuvent se permettre d’investir.
Gérer la rupture technologique
Comment identifier la rupture technologique ?
- Se baser sur ce que les clients font plutôt que sur ce qu’ils disent pour identifier les besoins. NB : les besoins réels des clients tendent à plafonner dans le temps, que ce soit à cause de limites physiques ou des changements d’habitude. Remarque : dans ce second cas, identifier quelles sont les nouvelles habitudes et se focaliser dessus.
- Évolution des besoins vs évolution de la performance (capacité à répondre efficacement à ces besoins) de chaque technologie identifiée.
- Extrapoler la progression des besoins et performances des technologies. Si une technologie actuellement en dessous des besoins tend à les rattraper, alors ce sera potentiellement une rupture dans le futur.
La démarche : les grandes lignes
Les entreprises ayant surmonté la rupture technologique ont procédé comme suit :
- Elles ont constitué un projet dédié à cette technologie, cherchant la bonne clientèle pour cette opportunité.
- Les projets sont portés par des organisations suffisamment petites pour être stimulées par la dimension du marché potentiel.
- L’échec est une étape incontournable du chemin vers le succès. La taille et le budget alloué à cette organisation permet de rendre le coût supportable pour l’entreprise.
- L’organisation a pu bénéficier des ressources de l’entreprise, sans avoir à supporter le carcan des processus politiques, et des valeurs de l’entreprise.
- Ces organisations ont cherché de nouveaux marchés, plutôt que de vouloir renforcer l’entreprise sur ses principaux marchés.
Stratégie commerciale
Les technologies de rupture ouvrent des opportunités inconcevables avant leur arrivée, ce qui fait que ni les fabricants, ni les utilisateurs ne peuvent anticiper leur impact sur le marché, et encore moins la potentielle création d’un nouveau marché. Une exploration du marché classique ne convient donc pas à une technologie de rupture : elle oblige les équipes à s’engager dans une démarche d’exploration par essai/erreur : étudier l’innovation technologique, expérimenter divers cas d’usage, chercher des clients potentiels, etc. D’autre part, elle nécessite d’être capable de rapidement pivoter, si le bon marché n’est pas celui escompté, ce qui implique de ne pas trop investir de fonds et d’équipement tant qu’on n’a pas identifié de marché suffisant pour financer ces investissements (question d’équilibre).
Pour une technologie de rupture, il est beaucoup plus efficace d’entrer sur un petit marché, avec peu de concurrence, voire même de créer un nouveau marché, que de passer par un marché établi autour d’une structure de valeur déjà figée.
Mais une entreprise de grande taille, déjà structurée pour un marché établi aura beaucoup de mal avec un nouveau marché, car la marge de manœuvre est trop faible pour subvenir à ses besoins structurels.
De plus, être le premier (ou parmi les premiers) sur un marché ne garantit pas d’avantage compétitif par rapport aux suiveurs, qui arrivent plus tard (le risque est plus élevé).
Pour une nouvelle entreprise, inutile de tenter d’accéder à un marché établi avec une nouvelle technologie. Il vaudra mieux viser un nouveau marché et/ou une technologie déjà éprouvée, le choix se trouve alors entre un risque sur la pérennité du nouveau marché, et le risque d’affronter une concurrence forte d’entreprises déjà établies. Mais la combinaison nouvelle technologie / nouveau marché reste la meilleure solution : elle nécessite une très grande souplesse d’organisation, pour que l’entreprise soit capable de faire pivoter sa stratégie en fonction des résultats d’expérimentation sur le marché.
Pour une entreprise établie, il s’agira de constituer une organisation suffisamment indépendante pour pouvoir développer sa stratégie commerciale sans être affectée par la structure de valeur et le poids de l’organisation de l’entreprise (Remarque : L’entreprise pourrait aussi jouer sur un pôle d’innovation suffisamment indépendant pour constamment expérimenter).
Remarque : une grande entreprise qui investit dans une nouvelle organisation dédiée à la technologie de rupture — et le marché émergeant — anticipe de facto que cette nouvelle technologie va tôt ou tard envahir son marché actuel. Cela signifie qu’elle devra, à ce moment-là, restructurer son organisation : nouveaux métiers, nouvelles compétences et nouvelle organisation remplaçant tout ou partie des anciens.
Il est extrêmement intéressant, et important, pour une entreprise – nouvelle ou établie – de suivre et expérimenter les nouvelles technologies apportant une rupture dans les marchés, car malgré le risque apparent, elles finiront par engendrer un marché. Il est généralement plus difficile de se faire une place là où de grandes entreprises sont établies que d’ouvrir un nouveau marché, avec une nouveauté.
Critères du marché
Lorsqu’une technologie de rupture fait son apparition, un marché va se former autour de ses qualités spécifiques. Les produits basés sur cette technologie vont alors progresser jusqu’à venir concurrencer les solutions traditionnelles. À ce moment là, les qualités spécifiques à la nouvelle technologie vont attirer l’attention des clients, plus que leurs critères habituels, car ils ont maintenant le choix entre plusieurs alternatives.
Remarque : Une bonne référence pour identifier quels produits pourrons attirer l’attention des clients à quel moment sera l’ordre de priorité des critères de choix des clients (e.g. capacité, dimensions, coût, …)
Un produit devient une commodité aux yeux des clients lorsque tout les besoins sont adressés au-delà des attentes. Les clients commenceront alors à s’attarder sur les détails et le meilleur rapport qualité / prix.
Windermer Associates définit ainsi 4 étapes :
- fonctionnalités,
- fiabilité,
- confort d’usage, et
- prix.
Ce qui va mener l’ensemble des utilisateurs à privilégier une étape par rapport à la précédente est le moment où l’offre dépasse la demande (plusieurs fournisseurs remplissent les conditions de fonctionnalités, puis de fiabilité, etc.). Le produit devient une commodité quand le prix devient le principal déterminant. G. Moore aborde un modèle similaire, mais sous l’angle de l’utilisateur, dans “Crossing the Chasm” : les primo-adoptant prennent le risque de la qualité pour bénéficier des nouvelles fonctionnalités, et dès qu’on commence à viser un marché plus large, il faut travailler la qualité de son produit, et enfin réduire son prix pour atteindre les derniers clients potentiels du marché.
Une technologie de rupture apporte deux changements majeurs à l’évolution classique du marché : d’une part, ce qui fait ses qualités sont perçus comme des défauts sur le marché actuel, et d’autre part, elle apporte d’emblée une meilleure fiabilité, un meilleur confort, et des prix plus faibles que ceux du marché actuel. Des qualités différentes définissent des fonctionnalités différentes sur le produit, et donc un marché potentiel – et donc à créer – différent. Lorsque le nouveau produit remplit les conditions de son nouveau marché, il commence à adresser ceux du précédent marché. À ce moment-là, il possède déjà les critères de fiabilité, confort et coût pour déstabiliser le marché et les produits établis.
De fait, un nouveau produit, quelque soit sa base technologique, aura beaucoup plus de facilités à percer et créer un nouveau marché s’il commence simple, efficace et peu coûteux.
Sur un marché suffisamment jeune (les produits ne sont pas encore des commodités), un nouvel entrant peut encore se faire une place s’il se focalise sur
- Les fonctionnalités essentielles (Remarque: qui peuvent être des besoins négligés par les grands acteurs du marché),
- La simplicité (va de pair avec le premier point : se focaliser sur l’essentiel),
- La qualité, et/ou
- Le prix abordable.
La meilleure stratégie reste de constamment veiller aux besoins des clients du marché et aux capacités des technologies en devenir. Au-delà des besoins actuels, il faut être capable d’identifier les prochaines priorités (notamment vis-à-vis de la maturité du marché) et les opportunités qu’apportent les nouvelles technologies, même s’il n’y a pas encore de client à l’instant pour cette opportunité.
Organisation de l’entreprise
Ce n’est pas en luttant contre les lois de la nature, mais en s’y adaptant, que les grandes innovations ont pu aboutir. C’est exactement la même chose avec les lois de la nature humaine.
Dépendance aux sources de revenue : cette dépendance est tellement forte que l’entreprise a tendance à soumettre ses choix stratégiques aux attentes des clients et investisseurs. Dans cette situation, le dirigeant aura le choix entre
- lutter contre la tendance et réorienter son entreprise, ou
- tirer profit de cette tendance en constituant une organisation indépendante pour s’atteler directement au marché émergeant avec la technologie de rupture.
Bien souvent, les opportunités sont traquées au sein de l’organisation, par les ingénieurs, et les propositions les plus prometteuses remontent à la direction pour être validées. Dans ces conditions, le dirigeant devra identifier les cas où l’opportunité repose sur une technologie de rupture, pour potentiellement investir dessus, et ce plutôt par le biais d’une équipe et d’une organisation suffisamment indépendante pour ne pas être affectée par le marché actuel.
Remarque : la tendance avec les équipes produit est que celles-ci vont directement interagir avec les clients de leur produit, et donc chaque équipe peut déjà être focalisée sur un segment de marché différent de celui des autres, ce qui donne plus de souplesse. Sur cette base, initier une nouvelle équipe adressant un marché différent, voir encore inexistant est beaucoup plus naturel pour l’entreprise.
Facteurs clés de l’organisation
Un bon responsable d’équipe est capable d’identifier et former les bons profils en fonction du travail à accomplir. Il doit également être en mesure d’élaborer la bonne organisation en fonction de l’objectif de l’équipe, ou de l’entreprise. Et ceci est particulièrement vrai avec les technologies de rupture, qui nécessitent un profil d’organisation adapté.
- Ressources : c’est la partie la plus évidente, facile à appréhender et à adapter aux besoins de l’organisation. Ce sont les personnes, les moyens techniques, les biens matériels et immatériels, les parties prenantes, …
- Processus : ils définissent comment les ressources vont être employés pour produire des biens et services (Le produit) : les processus définissent comment l’entreprise crée de la valeur. Les processus peuvent être formels, ou informels. Lorsque leur efficacité est acquise et assimilée dans l’organisation même de l’entreprise, elles en constituent la culture. Les processus sont souvent complexes à faire évoluer, bien que ceux-ci soient critiques lorsque le marché et le produit évoluent. Et les plus complexes, et pourtant plus importantes à faire évoluer, touchent à la prise de décision sur les investissements.
- Valeurs : ils supportent les critères par lesquels n’importe quel membre de l’organisation va définir ses priorités parmi les tâches et missions qui lui sont dévolues. Au plus bas niveau, cela va déterminer quelles fonctionnalités (et comment) intégrer au produit en priorité, tandis qu’au plus haut niveau, elles vont déterminer sur quels produits ou opportunités l’entreprise devrait investir en priorité. La structure des valeurs d’une entreprise est fortement liée à son modèle économique, ou sa structure financière (“business model or cost structure”), car les choix sur les produits vont influencer la façon dont les produits vont rapporter des bénéfices.
Pour supporter une initiative comme celles que créent les technologies de rupture, les processus de l’entreprise doivent être suffisamment souples pour évoluer rapidement et efficacement, tandis que ses valeurs doivent être adaptées pour accepter l’expérimentation et la prise de risque. Les technologies de ruptures émergent de façon trop erratique et peu fréquente pour justifier un quelconque processus, tandis que les valeurs et le modèle économique de l’entreprise vont jouer sur le bénéfice escompté pour conditionner un quelconque investissement.
Les processus de l’entreprise ne doivent pas seulement permettre l’expérimentation de nouvelles technologies, mais également (et surtout) capitaliser sur les expériences acquises, afin d’être capable de développer une nouvelle filière et satisfaire les attentes des clients et utilisateurs dans le temps.
Lorsque les valeurs et processus amènent les membres de l’entreprise à prendre leurs décisions et à agir sur la base des hypothèses plutôt que sur une analyse des faits, c’est que ces valeurs et processus sont devenus une part de la culture de l’entreprise. Le développement de cette culture devient une nécessité, lorsque l’entreprise s’agrandit, pour maintenir la cohésion dans l’ensemble de l’organisation, parmi les employés.
Tant que le potentiel de l’entreprise repose sur les personnes, celui-ci peut facilement s’adapter et pivoter au gré des expérimentations : les personnes peuvent facilement développer/acquérir de nouvelles compétences et de nouveaux modes de travail et multiplier les domaines de maîtrise. Mais dès que ce potentiel commence à s’appuyer sur les valeurs et processus, plus encore quand il s’appuie sur la culture, l’entreprise devient spécialisée dans la résolution des problèmes auxquels elle est habituée, et incapable d’affronter des problèmes inédits et de nouvelles opportunités : les processus et – plus encore – les valeurs sont nettement moins souples que les personnes.
Remarque : lorsqu’une entreprise fait l’acquisition d’une autre entreprise, elle s’intéresse en général aux produits et marchés que couvre cette entreprise, ensuite à son expertise (les ressources, voir au mieux les processus) grâce à laquelle l’entreprise a développé ses produits.
Une entreprise donnée ne pourra pas héberger des processus et valeurs opposés dans leur principes et leur fonctionnement, à moins d’avoir une structure permettant à des équipes distinctes de définir des processus et valeurs distinctes (Remarque : sans pour autant perdre la cohésion de l’entreprise, donc pas évident non plus).
Un outil pour aborder les questions de processus/valeur : après avoir évalué les besoins en ressources, si l’évolution nécessite …
- Un changement de processus alors que les bénéfices sont trop faibles pour l’entreprise : créer une spin-off suffisamment autonome pour redéfinir tout son système de valeur et ses processus, selon les besoins du futur marché ;
- Un changement de processus uniquement : monter une équipe autonome au sein de l’entreprise pour redéfinir des processus adaptés, et capable d’assumer l’intégralité du périmètre (i.e. à la fois complémentarité, et capacité de chacun à comprendre l’intégralité du périmètre);
- Un changement de valeur uniquement : créer une spin-off qui pourra récupérer les processus de l’entreprise ;
- Sinon, une équipe simple au sein de l’entreprise pourra gérer l’évolution efficacement.
Take Away : capter une technologie de rupture
- S’assurer que ce n’est pas notre marché actuel (pour s’assurer que les concurrents actuels ne vont pas nous concurrencer avec cette technologie sur ce marché) e.g. elle ne correspond pas aux attentes des clients actuels (besoins exprimés ou usages des clients).
- Identifier les qualités propres à cette nouvelle technologie. Attention, elles peuvent paraître comme des défauts pour notre marché actuel, tout en étant des qualités pour d’autres.
- Ne surtout pas se baser sur des subventions ou directives d’États ou d’institutions similaires, car elles vont fausser la donne sur l’analyse de marché.
- La découverte du marché se fait par expérimentation avec de vrais produits, auprès de vrais clients, et par analyse de leurs usages et de leurs retours : le vrai besoin va émerger au fil des essais/erreurs. Une analyse des marchés actuels ne sera pas très utile pour découvrir un marché qui n’existe pas encore.
- Sur les marchés existants, nous pouvons identifier ceux où l’offre dépasse le besoin majeur sur ce marché. Dans ces cas là, de nouveaux besoins vont émerger, s’ajouter aux précédents, et créer une opportunité pour une technologie de rupture (cf. « critères du marché » plus haut). Sur les marchés existants, nous pouvons également chercher les petites entreprises qui tentent des stratégies alternatives à celle des acteurs établis pour étudier leurs résultats.
- Dans le cas de l’introduction en cours de mutation (besoin actuel satisfait au-delà des attentes, nouveaux besoins émergeants), se concentrer sur un produit simple, fiable et pratique.
- Les attentes des clients n’étant pas claires, le produit et l’équipe doivent être suffisamment souple pour supporter un pivotement.
- Le prix d’acquisition du produit doit être le plus attractif possible (quitte à jouer sur le prix d’usage).
En tant qu’entreprise établie, il s’agira ensuite, suivant les cas, de démarrer une nouvelle entreprise en filiale, ou au moins une organisation suffisamment autonome pour définir ses propres valeurs, processus et stratégie pour explorer la nouvelle opportunité, et le nouveau marché qui en découle librement.
Enfin, il faudra également développer le canal de commercialisation et mise à disposition du produit ou service (e.g. canal de vente, revendeurs, etc.), car la technologie de rupture sera très certainement incompatible avec les canaux habituels du marché de l’entreprise. Et cela dépend de la façon par laquelle nous devons atteindre nos clients potentiels.
Plus une technologie est en rupture avec le marché, plus le taux d’erreurs pour démarrer une initiative basée dessus sera élevé. Le seul moyen d’y remédier, c’est de se créer un contexte favorable pour tester, échouer rapidement, apprendre, et pivoter facilement, jusqu’au moment où nous trouvons un filon.